CHAPITRE 1 - Diego Isadorio Alandia

1.

Diego Isadorio Alandia

Pour vivre ici, à Santiago, il faut savoir se démerder. Même en tant qu’inspecteur de police, tu dois savoir t’adapter à ton milieu et y puiser toutes les ressources nécessaires à ta survie. Après leur avoir administrées de bonnes corrections, tu rackettes des dealers de seconde zone : l’argent pour toi et la came dans le caniveau.

De temps en temps, il est nécessaire d’accepter l’aumône désintéressée de quelques filles du bonheur qui te connaissent de vue, afin que tu puisses, grand humaniste, les autoriser à longer jusqu’à l’aube ces longs trottoirs sales.

Il y a des moments où tu n'as pas très envie d'être de nuit, alors travailler de jour reste la seule alternative. Tu saisis sur ton ordinateur pourri, relique d'un autre siècle, le témoignage de dizaines de victimes de vols à l'arraché. Taper sur un clavier n’est pas une discipline gratifiante mais c’est une corvée inévitable à laquelle il faut te soumettre.

Tu prends une pose inspirée, puis tu contemples derrière le plaignant, les idéogrammes sculptés par la peinture défraîchie des murs. Ces formes biscornues, multiples, t’emmènent dans un univers cubiste délirant. Ton interlocuteur est persuadé que tu es attentif à ses problèmes alors il déballe sa vie.

Toi, tu cherches juste à t’évader, à fuir ces procédures assommantes.

Après la correction de certains détails, le procès-verbal enfin achevé, tu relis la déclaration à haute voix. Lentement. Une fois la signature apposée, tout en faisant preuve d’une compassion feinte, tu raccompagnes le pauvre bougre à la porte.

Le téléphone sonne. Ton chef, Suarez, te demande si pour ta mission, tu as bien réuni tous les documents de l’affaire des deux call-girls assassinées l’année dernière. Tu confirmes. Il raccroche.

Le ventilateur du plafond devient, en cette période de l'année, ton meilleur ami. Mécanique parfaite qui t’hypnotise par le mouvement régulier de ses pales jaunies par le temps, tu apprécies avec gratitude ses caresses salvatrices. L’atmosphère suffocante est insupportable et bénéficier de ce petit plaisir rafraîchissant est une forme de privilège.

Lorsque la moiteur brûlante étouffe Santiago, même les petites frappes perdent toute raison d'exister. Elles en oublient leurs larcins habituels comme le vol de sacs à main, de bijoux, et le braquage de petits commerçants. Les banditos eux, ces petits narcotrafiquants du dimanche, s'arrêtent même de dealer. Ils se terrent dans leur squat puant, tels des rats sous léthargie, en attendant que la chaleur cesse.

En février, l'air aspiré dans tes poumons est tellement vicié que même respirer semble relever de l’exploit. Finalement, au bout d'un seul jour de boulot en journée, enchaîner plusieurs nuits de suite est libérateur.

Il fait plus frais en début de soirée et pendant que la ville de nouveau renaît, toi, tu classes tes dossiers car il te faut mettre un peu d’ordre dans tes deux armoires pleines à craquer. A deux heures du matin, tu décides d'aller voir l’inspecteur Matic qui, les yeux mi-clos, tente de lire un rapport sur son ordinateur en fronçant les sourcils. Tu lui proposes une petite virée festive, dans le but de canarder de la vermine de rue.

Lorsque l'ennui s'abat sur le poste de police de Santiago, juste avant l’aube, tu empruntes une voiture de service banalisée pour rouler plein sud, en suivant la longue avenue Santa Rosa. Cette fois-ci, ton choix se porte sur une grosse américaine, grise, légèrement cabossée sur l'arrière. Ivo récupère les clefs dans le bureau du local. L'honneur de conduire le premier lui revient. La caisse démarre en trombe pendant que tes recherches pour trouver une petite musique entraînante sur l’autoradio aboutissent enfin.

Aujourd'hui, ça va, mais même lorsque que ton discernement est noyé par une bouteille de Pisco, tu apprécies de tirer sur des cibles mouvantes. Cela fait renaître tes réflexes émoussés par la fatigue et l'ébriété. Avec ton Beretta non enregistré, muni d’un silencieux bricolé par tes soins, tu nettoies avec inspiration les rues de la ville. En arrivant à la périphérie de la capitale chilienne, dans le quartier de San Juan, ton partenaire rôde comme un gangster, alors que tu cherches, les yeux fatigués, des chiens errants.

– Alors Diego, heureux de partir demain?

– Bien sûr ! Mon sac est prêt depuis deux jours.

– Suarez a dit que tu devais aider les forces locales argentines.

– Je dois bosser sur une sale affaire là-bas. Un dingue qui mutile ses victimes et les étrangle ensuite.

– On n’avait pas arrêté un type de ce genre l’année dernière ?

– C’est vrai, mais celui-là est différent. Il ne laisse pas de trace.

– Tu crois que le gars qu’on a jeté au trou est innocent ?

– Je ne sais pas. Il faut que j’aille regarder de nouveau les photos et le dossier, puis j’ te dirai.

– Tu pars longtemps ?

– Quatre jours. Là ! Regarde ! Tourne à gauche à la prochaine !

Tu remarques juste la queue de la bestiole qui vient de bifurquer. Tu mets le canidé en joue, pendant que ton partenaire ralentit.

Tu vises. Tu tires.

Une balle, puis deux.

Le gros chien massif, un bâtard aux poils irréguliers et à la robe grise et noire, jappe trois fois et s’effondre lourdement.

Un point pour toi.

Ivo suit maintenant ce qui doit être une rue parallèle à l’avenue principale. Le visage tendu, une cigarette éteinte au coin de la bouche, il tourne l’énorme volant, courbant et redressant son corps tout entier. Il passe sur un pont métallique assemblé par de gros rivets rouillés, non loin d’une grande maison aux murs fissurés.

Les rues semblent désertes et le silence assommant endort tes sens.

Tu commences à te lasser car ton collègue conduit trop lentement. Agacé, tu lui demandes de te filer les commandes de la vieille Ford. C’est à son tour d’allumer maintenant. Il est plus vif que toi car comme tous les descendants de « Yougos » de ce pays, le flingue est un jouet qu'il manipule depuis l'enfance. En Europe, ses congénères étaient des malfrats. Ici, ils étaient inspecteurs de police.

La voiture ralentit et s'arrête devant un étrange snack nocturne, une caravane abîmée éclairée par quelques néons à l'éclat pâle. Avant de continuer l’excursion, tu sors acheter des empanadas que vous dévorez comme deux affamés. A peine la dernière bouchée avalée, les papiers d’emballage se retrouvent dans la poubelle déjà pleine d'où s'élève une colonie de moustiques furieux.

Le quartier de Buena Vista, qui abrite des communautés mapuches s'était agrandi au fur et à mesure que s'intensifiaient les efforts de sédentarisation des natifs indiens, les « véritables Chiliens » comme ils aimaient se qualifier eux-mêmes. A partir des années 70, la périphérie de la capitale avait accouché de quartiers neufs. Ces petits immeubles, structures de béton aux yeux morts, semblaient survivre difficilement au matraquage du temps et des intempéries.

Ici, tout est à l'abandon. Tout est laid.

Les services municipaux de Santiago devaient faire face à de longues grèves interminables. Depuis quelques mois, la race canine avait envahi la périphérie de la ville, terrorisant les habitants les plus vulnérables de ces quartiers. Les personnes âgées n’osaient plus sortir, de peur de se faire mordre tandis que certaines meutes aboyaient toute la nuit, ce qui rendait fou le voisinage.

Après une heure supplémentaire de repérage et un score honorable de six à cinq en faveur de ton collègue, tu rentres à la maison pour te coucher. Cette rude journée s’achève par un peu de quiétude. Demain, un long voyage t'attend.

Tu quittes pour quelques jours ce pays qui part en ruines.

Chapitre 1 - Diego Alandia

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